Fonction phatique 2.0
Roman Jakobson, linguiste d’origine russe, est considéré comme un des pères de l’analyse structurelle du langage, qu’il enseigna à Harvard, après un assez long passage en Pologne où il participa à la fondation de l’École de Prague. Il est avant tout l’auteur des Essais de Linguistique Générale, compilation de divers articles parus dans diverses revues scientifiques, le plus souvent rédigés à la suite de conférences.
En d’autres termes, si l’ensemble constitue une somme reflétant la pensée de l’auteur, chaque essai n’en demeure pas moins un tout indépendant ; parmi les plus connus, Linguistique et Poétique, daté de 1960, revisite les théories de la communication en attribuant une fonction à chacun des « facteurs inaliénables de la communication » que l’on découvre sur le schéma ci-dessous :
Contexte
Destinateur … Message … Destinataire
Contact
Code
« Le destinateur envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie […] ; ensuite, le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire […] ; enfin le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui permet d’établir et de maintenir la communication ».
« Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente » : après avoir rapidement défini chacune d’elles, Jakobson s’intéressera plus spécifiquement à la poétique. Pour lui, « la visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage ».
Les autres fonctions sont donc la fonction expressive, centrée sur le destinateur – qui sera également qualifiée d’émotive -, la fonction conative qui concerne le destinataire, la fonction référentielle qui renvoie au monde extérieur, la fonction métalinguistique par laquelle le code devient objet du message, et la fonction phatique qui sert à établir et maintenir le contact.
D’où le nouveau le schéma des six fonctions ci-dessous :
Référentielle
Emotive … Poétique … Conative
Phatique
Métalinguistique
Toutes ces fonctions participent peu ou prou de tous les messages : aucun ne sera exclusivement expressif, ou conatif, ou référentiel, etc. Mais il sera majoritairement expressif si le « je » l’emporte, c’est-à-dire si l’auteur s’investit fortement dans son message – ce qui sera le cas d’un roman autobiographique et pas celui d’un traité mathématique ; l’impératif caractérisera un message conatif, un renvoi de bas de page ou lien hypertexte autorisera un message métalinguistique, etc.
La fonction phatique s’apparente à une sorte de degré zéro de la communication : « Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger, ou interrompre la communication, à vérifier que le circuit fonctionne (« Allô, vous m’entendez ? »), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas… » (« Dites, vous m’écoutez ? ») ».
Bref, la fonction phatique apparaît fondamentale – à moins d’aimer parler dans le vide – même si elle ne communique rien en soi : le contact établi, la communication proprement dite peut débuter.
Les linguistes, Jakobson le premier, ne l’approfondiront pas outre mesure : lui-même s’intéressera essentiellement à la fonction poétique – d’où le titre de l’essai.
Toutefois la fonction phatique peut se révéler beaucoup plus riche qu’on ne le soupçonne de prime abord, ne serait-ce que, comme toutes les autres fonctions, elle demeure rarement seule : de même qu’il n’y a pas de message uniquement émotif – un poème introspectif mêlera bien évidemment fonctions émotive et poétique, mais bien souvent référentielle et/ou conative, pour peu m’émergent quelques souvenirs communs aux deux interlocuteurs, du type : « T’en souviens-tu … » – les messages sont rarement strictement phatiques : un simple « Allo » peut se révéler impatient, angoissé (et émotif), inquisiteur (et conatif), etc.
Il serait donc plus juste de parler de messages à dominante émotive, référentielle … phatique – quand un seule fonction domine !
Par ailleurs, bon nombre de messages apparemment conatifs et émotifs se révèlent à l’analyse à dominante phatique. Ainsi un « Tu es triste ? » pourra ne constituer qu’une simple relance – plus polie qu’un simple : « Tu est encore là », quand s’installe un blanc dans une conversation téléphonique.
De vive voix, un « Tu as passé un bon weekend ? » sera tout aussi phatique si votre collègue de bureau si vous faites mine de lui raconter par le menu vos pérégrinations des deux jours précédents ; un simple « Bonjour » établit tout aussi bien la communication : à partir de maintenant, si tu as quelque-chose à me dire, je suis disponible … et l’on évitera plus tard dans la matinée de proposer de partager un café à celui qui aura refusé de rendre son salut matinal.
Dans un bureau, il existe deux types de communications interpersonnelles : celle que l’on a en un instant précis sur un sujet précis (avec son manager, concernant le projet X) ; et celles plus informelles qui se font et se défont au gré des événements et au fil du temps, le plus souvent parce que l’on a besoin de lever un peu le pied : des conversations qui comprennent de longs « blancs » ou de longues pauses, et que l’on relance d’un « Qui vient boire un café ? ».
Et en ce sens, un « Qui vient boire un café ? » est tout aussi, sinon plus phatique, qu’une invitation réelle.
Un ami m’expliquait pourquoi il aimait envoyer des SMS à ses amis : « J’ai envie de lui dire : « Je pense à toi », et surtout pas de l’entendre me répondre : « C’est sympa » » !
La réflexion précédente est intéressante car elle souligne qu’une réponse émotive ou conative à un message à dominante phatique conduit à un réel malaise – à un dysfonctionnement patent.
Je me branche sur le fil de Twitter et découvre :
« La plus grande arnaque des Disney c’est pas le Prince Charmant, c’est les animaux qui font gaiement ta vaisselle pendant que tu chantes ».
« Je voudrais bien qu’on m’explique comment on peut réquisitionner en matière de carburant et pas en matière de logement ».
« Jean Sarkozy est le seul étudiant de France qui a droit à un article de presse quand il obtient sa deuxième année ».
Certainement le second message présente-t-il une dominante émotive ; mais le premier s’apparente plutôt à un « Hé, les copains, je suis toujours là » ; pour le dernier, on peut hésiter … mais je pencherais volontiers pour une dominante phatique également.
Bien sûr, certains messages apparaissent manifestement référentiels : c’est même celui de l’amerrissage d’un avion sur l’Hudson qui a boosté la popularité du réseau de micro blogging.
Mais quand je découvre : « Phoenix et Daft Punk en rappel au Madison Square Garden, photos et vidéos http://… », il y a pour moi autant de référentiel (une « vraie » info) que d’émotif (je vibre encore de ce concert) … et de phatique : dans leur grande majorité, les gazouillis de Twitter – et Twitter en général – présentent une nette dominante phatique.
Twitter, n’est-ce pas le meilleur moyen de rester en communication avec ceux que l’on aime – et les autres – sans nécessairement avoir quelque-chose de réellement important à réellement leur dire.
Et Facebook, et Linkedin, et YouTube ?
Ce sera l’objet d’un prochain post où je me poserai la question : que peuvent venir faire les marques dans un système phatique ? Et que se passe-t-il quand un interlocuteur se trompe – insère un message référentiel par exemple dans une suite essentiellement phatique : quand apparaît un dysfonctionnement patent.
Si vous avez des avis sur la questions, ma réflexion est loin d’être achevée.
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