13 avril 2022
J’aurais dû me méfier quand j’ai lu sur le programme : « Un 4ème acte, un regard sur l’histoire » et « je pousse plus loin la comédie de Pirandello en adaptant la pièce originale » !
Nouvelle traduction, la pièce de Pirandello ne s’appelle plus À chacun sa vérité, mais C’est comme ça (si vous voulez) ; je relis la traduction de ma vieille édition du Théâtre complet, de la Bibliothèque de la Pléiade – qui date de mes années universitaires – elle n’était pas si mal.
La nouvelle non plus, et je savoure avec béatitude une des pièces les plus intéressantes d’un de mes auteurs fétiches, avec Ionesco : là où ce dernier pousse l’absurde dans ses derniers retranchements, l’italien nous plonge sans cesse dans un monde où s’entrecroisent folie et illusion … à un tel point qu’on ne sait si l’on devient fou comme Henri IV ou que la véritable folie serait de croire que le monde ne l’est pas, absurde et fou !
Le plus téméraire étant de croire que l’on peut discerner ce qui est sensé de ce qui ne le serait pas : tel est même le propos d’À chacun sa vérité.
Et donc tout se déroule merveilleusement jusqu’à ce qu’après avoir successivement épousé les points de vue de Madame Frola (mon gendre est fou) et de ce dernier, Monsieur Ponza (ma belle-mère est folle), l’on convoque la fille/épouse pour une ultime tentative de découvrir la Vérité – avec un grand V …
Et que cette dernière affirme : « je suis bien la fille de Madame Frola … ET la seconde épouse de Monsieur Ponza », précisant même : « pour moi, je ne suis personne ! personne ! Je suis celle qu’on croit que je suis ».
La pièce se termine sur ces mots, laissant le spectateur dans un immense sentiment de détresse : impossible de discerner le vrai du faux, tout est vrai ET tout est faux … tout à la fois !
Et voilà que Julia Vidit, qui dirige le Théâtre de la Manufacture, le CDN de Nancy, nous inflige son commentaire de texte, avec la complicité de Guillaume Cayet qui se permet d’écrire un 4ème acte : « Nous recolorisons le passé » … rien que ça.
Alors, pour se débarrasser de la subtilité d’un Pirandello qui ne cesse de nous conduire d’impasse en impasse, dans une pièce qui semble figée dans un espace-temps engluant, on pousse les décors, on convoque un tueur à gages pour liquider l’encombrante famille Frola-Ponza, avant qu’une « Milicienne de la vérité » – si, si, rien que ça – ne vienne réclamer son coupable – et zou, ce sera le malheureux beau-frère du conseiller de préfecture qui partira pour un échafaud populaire – avant que la fille dudit conseiller ne vienne flinguer ce qui lui reste de famille – et je passe sur des scènes étranges, comme une de cannibalisme !
Tout ça en une bonne ½ heure, histoire de bien mettre les points sur les i … et détruire la magie Pirandellienne !
Pourquoi vouloir refermer des portes que l’auteur laisse volontairement ouvertes ? Pourquoi vouloir expliquer ce qu’il convient de comprendre d’une pièce qui nous dit … qu’on ne peut pas comprendre ? Nous faire toucher du doigt LA vérité, au terme d’une pièce qui nous dit que la vérité – la vraie – n’existe pas !
C’est même là toute la modernité de Pirandello : le monde n’existe qu’au travers des regards que nous lui portons ; autant de mondes que de regards !
C’est injuste pour Pirandello : il ne méritait pas une telle exégèse …
C’est injurieux pour le spectateur : la metteuse en scène veut nous dicter ce qu’on doit comprendre, comme si nous, pauvres spectateurs, nous n’en étions pas vraiment capables !
C’est aussi ignorer que, in fine, le véritable créateur du spectacle, ce n’est la metteuse en scène, mais … celui qui y assiste, bien calé dans son siège ! C’est ce nommait Roland Barthes dans S/Z : l’art du scriptible.
La littérature moderne – contrairement à la classique – laisse suffisamment de portes ouvertes pour faire du lecteur un producteur de ce texte : c’est bien en ce sens que Pirandello est un des auteurs les plus « modernes » de la littérature européenne.
En refermant les portes, la metteuse en scène dénie au spectateur tout statut de scripteur pour le rendre définitivement passif … juste l’inverse de ce qu’aurait souhaité Pirandello : il n’y a pas que les traducteurs qui soient des traitres !