À l’ouest, et partout ailleurs, toujours rien de nouveau #4
4ème épisode de ma contribution à L’Horrificque Disputatio, ouvrage collectif des Mardis du Luxembourg.
APRES LA 5EME PANDEMIE
Le chat de Schrödinger
C’était après la 5ème pandémie : la flèche du temps s’était brisée, l’époque semblait devenue quantique.
Le monde était devenu comme le chat de Schrödinger : on ne savait plus trop où se situait, non pas la vérité – ça, on y avait renoncé depuis longtemps – mais la réalité, les amis morts et ceux que l’ont pensait disparus et qui réapparaissaient, mais pas seulement …
On se réveillait le matin avec une plus ou moins claire vision des choses, le soir tout apparaissait différent – et pourtant, on avait l’impression que rien n’avait changé entre temps … et surtout pas soi-même : on était toujours soi-même et pourtant, on ne l’était plus vraiment.
Le monde semblait devenu quantique : bien sûr, cela ne signifiait évidemment pas que dans notre quotidien, la mécanique quantique l’emportait définitivement sur la relativité Einsteinienne, seul un auteur de science-fiction tel que Liu Cixin avec ses macro-électrons aurait pu l’imaginer.
Non, la pensée quantique n’avait pas débordé dans le monde macroscopique : elle s’était doucement infiltrée dans les sciences humaines, avait gagné la psychologie, la sociologie, l’ethnologie … là où l’attendait le moins.
L’un après l’autre, les virus s’étaient attaqué au corps social, qui s’était soudain révélé instable, comme rongé à son tour de l’intérieur ; un jour, un sociologue – mais nul n’en avait vraiment revendiqué la paternité, un peu comme si le terme était apparu trop vulgaire – avait utilisé le terme de « quantique » pour qualifier notre société … et l’expression s’était révélée comme une évidence : nous vivions dans un monde quantique !
La citation du physicien Richard Feynman : « Si vous croyez comprendre la mécanique quantique, c’est que vous ne la comprenez pas » semblait parfaitement adaptée à cette sociologie nouvelle en pleine ébullition, ou plus simplement aux nouveaux modes de vie, aux nouvelles relations humaines.
Sans doute cette incompréhensibilité nouvelle provoqua-t-elle la fuite de bien des jeunes vers les métavers, ces multiples mondes virtuels parallèles où tout se révélait si simple … peut-être simplement parce que ceux qui les avaient pensés venaient du « monde d’avant » – enfin d’un « monde d’avant » … mais lequel ?
Il n’était pas rare de rencontrer, affalés sur un banc public ou à la terrasse d’un café, des individus totalement absents, la tête coiffée de leur casque de réalité virtuelle ; mais la plupart du temps, ils ne sortaient plus … voire ne quittaient quasiment plus leurs appareils : des entreprises s’étaient créées dans les métavers, on pouvait y travailler, s’y faire des amis, presque fonder un foyer !
Montcuq
C’est dans ce contexte polymorphe que Niels décida de quitter Paris pour Montcuq : ce village du Quercy-Blanc avait été désigné par une majorité d’internautes pour occuper la case de la Rue de la Paix sur la grille d’un Monopoly des villes de France lors d’un scrutin en ligne organisé en 2007 par Hasbro, fabricant du célèbre jeu de société.
C’était une époque un peu folle, où l’on parlait du Web comme d’une immense plateforme de discussion, d’échanges, voire de création – on appelait ça, le Web 2.0. Bien sûr Niels était bien trop jeune pour avoir connu cette période mythique, mais il en avait parlé avec des parents, des amis, s’était documenté.
C’était une époque un peu folle, un monde de Bisounours où l’on croyait que tout le monde allait pouvoir dialoguer d’égal à égal – en P2P, disait-on –, consommateurs et marques, puissants et individus lambda, politiques et citoyens.
Par delà ce Web 2.0, on avait même imaginé un autre monde, un « Monde 2.0 », très justement nommé Second Life, un univers en 3 dimensions où les marques se construisaient des iles et où les gens – ou du moins, leurs avatars – se déplaçaient en volant d’ile en ile.
Les marques, mais aussi les politiques : les candidats à l’élection présidentielle de 2007 avaient chacun la leur, où leurs supporteurs diffusaient leurs tracts virtuels et où ils venaient de temps à autre tenir un meeting, par avatar interposé bien évidemment.
Ce « Monde 2.0 » n’avait hélas pas vraiment tenu ses promesses : déjà Hasbro avait fait un bras d’honneur à ses aficionados en préférant Dunkerque, arrivé second du vote en ligne, à Montcuq, suscitant aussitôt un vague d’indignation sans précédent sur la toile.
Et à l’altruisme des pionniers succédaient opportunisme et coups fourrés : les rumeurs les plus aberrantes séduisaient les naïfs, les révisionnistes infiltraient les sites de « journalisme citoyen » comme Agoravox, se mettait en place tout un écosystème de Fake News qui allaient ensuite exploser grâce à Facebook et aux réseaux sociaux.
Quand à Second Life dont les marques se sont assez rapidement enfuies faute de clients, l’ancêtre des métavers ne s’est jamais pleinement déployé : technologie poussive – les décors arrivaient après les avatars, on volaient dans des espaces désespérément vides – et manque de ressources financières – casinos interdits, prostitution sévèrement réglementée – ont rapidement sonné le glas.
Si Niels tenait tant à se rendre à Montcuq, c’est que juste avant le confinement qui avait suivi l’apparition de la 5ème pandémie, il avait reçu un texto de sa copine Albertine : « Vais faire du cheval chez des amis à Montcuq, rejoins-moi dès que tu peux – love » ; manque de chance, deux jours après, il était bloqué à Paris.
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