7 novembre 2022
Jean Watin-Augouard vient de publier : Raison d’être, raison d’y être, raison d’en être, sous-titré de manière plus explicite : « Conjuguer la raison d’être de l’entreprise avec la vocation de ses salariés » ; petite rencontre avec un « historien des entreprises et des marques », comme il se définit lui-même.
MarketingIsDead : Face à la multiplication des crises actuelles – épidémies, changement climatique, pénurie énergétique, etc. – tu évoques « la prise de conscience d’un destin commun à l’humanité [qui] conduit les entreprises à ne plus se considérer comme une partie du problème, mais comme une partie de la solution » : peux-tu préciser ?
Jean Watin-Augouard : L’entreprise, hier vouée aux gémonies, longtemps associée aux méfaits du capitalisme financier, « exploiteur », « prédateur », « destructeur », trouve, aujourd’hui, si ce n’est ses lettres de noblesse, du moins celles de sa responsabilité. Responsabilité à géométrie variable qui porte aussi bien sur les hommes, ses produits, la société, la nature… Les mots positifs ne manquent pas qui la qualifient d’entreprise « humaniste », « citoyenne », « engagée », « durable » loin d’être des oxymores. RSE devient un acronyme que ses seules lettres suffisent à comprendre. C’est par ses « impacts » – mot un peu galvaudé car mot devenu mot valise – que l’on mesure dorénavant comment et pourquoi l’entreprise est « une partie de la solution ». On va jusqu’à proposer, après les Nutri-Score et autre cosmeto-score, un impact-score[1].
D’un mal nécessaire l’entreprise serait-elle devenue un bien utile ? Il suffisait, pour s’en convaincre, d’assister récemment à quelques ateliers proposés par le salon Produrable. Où les entreprises, aussi bien de production que de services, rivalisaient d’innovations portant qui sur la biodiversité dans la chaîne de valeur, qui sur la nouvelle gouvernance associant RSE et finance, l’économie circulaire…Hors de l’entreprise, point de salut ? Prenons garde au greenwashing et autre purpose lui aussi washing. Certains étudiants ne si trompent pas qui flairent la supercherie, duperie qu’ils dénoncent dans leurs discours lors des remises de diplômes[2]. Récemment, on pouvait lire dans Les Echos ces mêmes étudiants prévenir « Nous ne travaillerons plus pour Total, sauf si… »[3] L’entreprise, une partie de la solution ? Oui mais pas n’importe laquelle avec n’importe quelle entreprise chez qui on viendrait… par hasard !
MarketingIsDead : On aurait interrogé n’importe quel patron il y encore 20 ans sur la finalité de son entreprise, il n’aurait pas hésité à répondre : gagner de l’argent. Aujourd’hui, les choix apparaissent plus vastes : » Doit-elle être une entreprise à profit comme l’intimait Milton Friedman ? Ou être une entreprise à mission comme le suggère Pascal Demurger, directeur général de la Maif ? Ou les deux et pour quel bien commun ? » C’est quoi, finalement, le bon choix aujourd’hui ?
Jean Watin-Augouard : De fait, et sans remonter au temps du paternalisme et du capitalisme industriel, quand quelques grands patrons (les Menier, Peugeot, Schneider…) se préoccupaient du sort de leurs ouvriers en mettant en place les lotissements d’ouvriers et les premières assurances sociales, aux origines de notre Sécurité sociale, il fut un autre temps, plus récent, celui du capitalisme financier qui plaçait le profit au cœur du réacteur. Le « théorème » d’Helmut Schmidt, chancelier d’Allemagne (alors de l’Ouest) « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain » venait justifier la finalité de l’entreprise intimée par Milton Friedman.
Mais les temps changent et le capitalisme semble de nouveau muer : industriel (début du 20ème siècle), managérial (années 1950), et financier (années 1980), il serait devenu responsable, humaniste ! Comme en témoigne le nouveau théorème d’Emery Jacquillat, pdg de la Camif : « Le renoncement d’aujourd’hui est le profit de demain ». Il le prouva en étant le premier à renoncer au Black Friday et ses juteux profits d’un jour – son meilleur jour de ventes annuelles – pour ceux, plus importants, des jours et années suivantes. Il lança, ce même jour, 23 novembre 2017, le concept du renoncement responsable et profitable en fermant son site internet aux promotions massives. Depuis, plus de 1 000 sites ont suivi le mouvement baptisé « Make Friday green again ». Au reste, n’est-il pas co-fondateur de la Communauté des entreprises à mission, qu’il préside ! Qu’elle soit entreprise « à mission » – 750 en octobre 2022 – ou labellisée « b corp », l’entreprise n’est-elle pas d’abord une communauté de destin, animée tous les jours par les hommes et les femmes qui construisent un futur « souhaitable » ?
MarketingIsDead : Tu écris : « Il n’est de raison d’être de l’entreprise sans raison d’y être des salariés par leur présence physique dans les bureaux et usines et d’en être par leur présence mentale, leur engagement, leur appropriation de sa raison d’être » ; et plus loin qu’il faut « replacer l’humain au cœur de cette transformation » : c’est nouveau cette prise de conscience de l’importance du capital humain ?
Jean Watin-Augouard : Le concept de « capital humain », de « ressource humaine », trouverait son origine, selon Johann Chapoutot, dans le nazisme et plus particulièrement dans la méthode de management, dite « de Bad Harzburg », de l’ancien général de la SS Reinhard Höhn, fondateur, dans les années 1950, d’un institut du management qui, jusqu’en 2000, dispensera ses méthodes à 700 000 cadres des plus grands groupes industriels.
Je préfère le concept de « vocation », levier d’une transformation managériale radicale, l’entreprise devenant un possible creuset de révélation et d’accomplissement de la vocation de ses salariés. Celle-ci s’entend comme raison d’être ou finalité de la personne sur Terre, fil conducteur qui relie ses actes, ses engagements tout au long de sa vie et leur donne sens. Pour l’heure, le salarié qu’on nomme « collaborateur » quand il n’est que « subordonné » est toujours dans un lien juridique de…subordination. Son employeur a le pouvoir de lui donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution et de sanctionner ses manquements. Il peut lui imposer un lieu et une durée de travail. Comment dès lors attirer les jeunes, les recruter, les engager quand leurs attentes portent sur davantage d’autonomie, de responsabilité, de forces de proposition ! Le rapport de force employeur/employé change au profit du second. Le pacha du navire et celles et ceux qui travaillent dans les salles des machines sont désormais engagés pour relever ensemble les nombreux défis environnementaux.
MarketingIsDead : Devant une foule de patrons incrédules lors des Assises nationales du CNPF de 1972, Antoine Riboud déclare : » Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux, c’est-à-dire : d’une part, nous efforcer de réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail ; d’autre part, nous efforcer de répondre aux aspirations profondes de l’Homme et trouver les valeurs qui amélioreront la qualité de sa vie en disciplinant la croissance. Il conviendra ensuite d’appliquer ces valeurs dans la vie collective et dans la vie de l’entreprise ». En avance de 50 ans, Antoine Riboud?
Jean Watin-Augouard : Preuve qu’il était visionnaire et que son discours est plus que jamais d’actualité, il est cité par Antoine de Saint Afrique, l’actuel directeur général de Danone. Ce 25 octobre 1975, les patrons du CNPF furent tétanisés, sourds aux aspirations des salariés et aux enjeux sociétaux ! Pour conjurer leur conservatisme, et devant leur peu de foi, d’enthousiasme et d’engagement, il créa, en 1970, là aussi en visionnaire, avec son compère François Dalle, alors Pdg de L’Oréal, l’association Entreprise et Progrès toujours active. Je retiens, en particulier de son discours, cet appel à l’espérance : « N’oublions pas que si les ressources d’énergie de la terre ont des limites, celles de l’Homme sont infinies s’il se sent motivé ».
[1] Pascal Demurger, dg de la Maif.
[2] AgroParisTech, Centrale Supélec, École polytechnique, HEC Paris, Essec.
[3] 14 octobre 2022.