10 décembre 2019
« Bientôt, à l’école il n’y aura plus de livres – et on s’étonne de la « baisse du niveau » », se lamentait récemment le chroniqueur Thomas Clerc dans Libération : certainement aurait-il enseigné à l’époque de Gutenberg, se serait-il plaint de la disparition des manuscrits enluminés …
Le monde évolue trop vite pour
d’aucuns qui se laissent piéger dans des époques révolues : ce n’est pas
parce que le livre fut longtemps synonyme de savoir, que son statut doit
demeurer intangible – éternellement figé comme le garant ultime de la
connaissance.
Quand le susnommé Thomas Clerc était
sur les bancs de l’Université avant que d’y enseigner, on se plongeait avec
délectation dans les encyclopédies papier pour grossir ses connaissances ;
aujourd’hui, on surfe sur Wikipédia et grâce au jeu des liens hypertextes, on
rebondit d’articles en articles.
Et comme l’a démontré la revue
scientifique Nature, dans leur version
anglaise, les contenus de l’encyclopédie libre se situent à un niveau de
précision proche de celui de l’Encyclopædia
Britannica … qui comme toutes les encyclopédies « classiques »
n’est pas exempte d’erreurs !
La culture digitale n’est pas la
culture livresque, tout comme la culture livresque n’est pas LA culture … qui
n’existe pas vraiment : il n’est que DES cultures, et rien ne prouve que
la nostalgique de Thomas Clerc soit meilleure qu’une autre.
Toute nouvelle culture nécessite
pour les habitués à l’ancienne un double effort d’apprentissage et d’adaptation :
il faut accepter de perdre ses repères – ou du moins d’en envisager d’autres –
et reconsidérer un système de valeurs dont on se satisfaisait parfaitement
jusque-là : plus simple de rejeter en bloc la nouveauté, nettement moins
fatiguant !
Une nouvelle culture, c’est aussi un
modèle économique nouveau : le monde de la musique a été précurseur en la
matière, certainement parce que ce sont les adolescents qui ont accéléré le
mouvement dès le début des années 2000 avec le recours massif au mp3 et aux
plateformes de téléchargement.
Aujourd’hui le disque a plus que du
plomb dans l’aile – bizarrement le CD souffre presque plus que le vinyle qui
revient en grâce … à doses malgré tout homéopathiques – et les majors tanguent ;
mais la musique, elle, se porte bien avec non seulement le streaming mais
également l’explosion du « live » : bref, on est passé de la
musique en boite à la musique vivante.
Pour revenir au livre, les éditeurs
ont eux-mêmes scié la branche en proposant à la vente les premiers livres
électroniques plus chers que les éditions de poche : comme fossoyeurs, on
ne trouve pas mieux ; mais sans doute sont-ils adeptes non seulement d’un
culture mais aussi d’une économie déjà bien dépassés !
Quant à l’enseignement, son futur ne
se situe certainement pas dans la nostalgie d’outils appartenant au passé, mais
dans son adaptation à un nouveau monde – toutefois la disparition de pesants cartables
ne signifie la mort du roman ; pas plus qu’il ne se trouve non plus dans le
modèle économique des business schools élitistes.
Plutôt que de défendre bec et ongles
LEUR culture, les enseignants devraient adopter l’attitude des anthropologues
et s’ouvrir aux autres cultures … même si ces dernières peuvent signifier à
terme la mort de la leur.