Eros, l'encre du désir - Marketing is Dead
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Eros, l’encre du désir

Eros, l’encre du désir

Vous connaissez certainement mon ami Jean-Jacques Vincensini, professeur émérite des universités, pour ses contributions aux Mardis du Luxembourg ; avec Frédéric Ferney, il vient de publier chez Albin Michel : Eros, l’encre du désir.

MarketingIsDead : Comment un Professeur Emérite spécialisé dans la littérature médiévale en arrive-t-il à s’intéresser à l’amour ?

Jean-Jacques Vincensini : Parce que, précisément, c’est le grand sujet de toute personne qui s’intéresse à la littérature médiévale ! L’idée que l’Occident se fait de l’amour est, en effet, fondée sur la nouvelle image de la femme qui s’est construite (sans doute sans être vécue) au XIIIe siècle. Plus ou moins inspirée par les poètes andalous, les troubadours du sud de la France se mettent à chanter le désir – l’inassouvissement du désir plus exactement – et la fascination pour la Dame, femme inaccessible et idéalisé ? Sa Dame, le poète l’élève au rang de suzerain qui demande à être servi(e) jusqu’à l’abnégation et à la servilité. Cette vision troubadouresque dite « courtoise » a inspiré les trouvères du Nord qui, eux-mêmes, ont fourni cette nouvelle conception des relations érotiques aux romanciers, comme Chrétien de Troyes (l’auteur de Lancelot ou le chevalier à la Charrette ou Béroul (avec son Tristan et Iseut).

MarketingIsDead : Pour toi, l’amour n’existe pas hors littérature (je raccourcis un peu) : tu peux préciser ?

Jean-Jacques Vincensini : Bien sûr, l’amour est d’abord une sorte d’effervescence pulsionnelle, un flot d’émotions jaillissant et débordant le sujet qui n’en peut mais. En tant que tel l’amour est u universel et intemporel. Et, au sens propre, « ineffable », non-littéraire. Mais chaque civilisation, chaque culture a imposé sa façon de vivre ce flux étonnant et ineffable. L’histoire de chacune d’elle a conduit à donner des cadres ou des moules singuliers à cette expansion souvent déchaînée avant qu’elle ne soit mise en mots.

Dans cette perspective, on a dit que Tristan et Iseut était l’« étymologie de nos passions ». Cette affirmation exprime bien l’idée selon laquelle les élans passionnels que nous croyons vivre dans une spontanéité qui, parfois, nous dépasse, sont façonnés, que nous le voulions ou non, par les moules culturels – c’est-à-dire, en fait, des moules littéraires – grâce auxquels l’Occident a inventé, construit et formaté sa propre conception des liens amoureux. Pas de discours écrits par Eros, pas de relations amoureuses ! Souvent, à nos corps défendants. Evidemment ces discours ne sont pas en Europe, depuis le XIIIe siècle, les mêmes qu’au Japon ou en Sibérie du sud.

MarketingIsDead : Pour Freud, l’art est juste sublimation de la sexualité : la littérature courtoise n’est-elle pas celle d’une société frustrée qui refuse le passage à l’acte ?

D’abord il existe un concept qu’affectionne la poésie courtoise, celui de joy, qui dit bien le but ultime et désiré de la relation du poète et de sa Dame : le plaisir de la jouissance sexuelle. Sublimation mais échange des corps ! Le grand poète Guillaume, duc d’Aquitaine, était un fornicateur notoire.

D’ailleurs, les grands héros des romans dits courtois, comme Tristan, l’amant d’Iseut ou Lancelot, celui de Guenièvre, passent à l’acte, ce qui ne manque pas d’entraîner des catastrophes diverses.

On ne sait pas grand chose de la « réalité » de la vie amoureuse (frustrante ou non) des hommes et des femmes du Moyen Âge. D’ailleurs, les historiens, manquant de sources, puisent dans la littérature romanesque pour en trouver…

À la différence de Freud, on peut dire que l’art littéraire médiéval n’a pas (seulement) eu la fonction de sublimer le réel insatisfaisant, mais la vertu majeure et riche de conséquences, de fonder et de donner forme à nos manières de dire, de vivre et de fantasmer nos désirs.

Une de ses conséquences, par exemple ? Madame Bovary n’est-elle pas une lecture enivrée de romans courtois… Et le Bovarysme qu’elle a suscité (y compris dans le Lolita de Nabokov) ne marque-t-il pas de son empreinte les vies des jeunes femmes du XXIe siècle qui, comme Nabilla, façonnent leur vision insatisfaite du monde via les magazines people, reflets du star-system idéalisé et de l’héroïsme courtois qui le fonde. Voir les nombreux sites consacrés au Bovarysme aujourd’hui.

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